Comment évolue la durée de retraite sans incapacité ?

Résumé : L’espérance de vie sans incapacité est souvent invoquée dans le débat public sur les retraites, notamment pour critiquer l’argument selon lequel la baisse de la mortalité justifie un relèvement de l’âge de départ à la retraite. Cette justification revient en effet à « remplacer » des années de retraite autour de 60 ans par des années de retraite aux grands âges, avec le risque de diminuer la qualité de vie pendant la retraite car les années de vie gagnées sont plus souvent vécues en incapacité, voire en perte d’autonomie, que les années de retraite perdues. Ce raisonnement omet toutefois l’amélioration tendancielle des conditions de santé. On construit ici un nouvel indicateur de suivi qui suggère que, compte tenu de la baisse des incapacités après 60 ans observée depuis 2010, la durée espérée de retraite sans incapacité est en réalité restée stable, voire a légèrement augmenté.

La publication annuelle par la DREES des évolutions de l’espérance de vie sans incapacité (ou « EVSI ») donne généralement lieu à des réactions de personnes qui en tirent des conclusions relatives à la situation des retraités. En particulier, une réaction fréquente dans le débat public consiste à comparer l’espérance de vie sans incapacité à la naissance (65,9 ans pour les femmes et à 64,4 ans pour les hommes en 2020) à l’âge moyen de départ à la retraite (62,6 ans pour les femmes et de 62,0 ans pour les hommes), et à en conclure que les retraités sont en incapacité quasiment dès le début de leur période de retraite et ne profitent donc pratiquement pas d’années de retraite sans incapacité. Un relèvement de l’âge de départ à la retraite à 65 ans ferait en outre que plus personne ne pourrait profiter d’années de retraite sans incapacité.

Cette lecture est bien sûr erronée. La décomposition de l’espérance de vie totale en espérance de vie avec ou sans incapacité ne doit pas s’interpréter comme une succession déterministe d’une période sans incapacité, puis d’un période d’incapacité. L’EVSI des femmes égale à 65,9 ans en 2020, par exemple, ne signifie pas que toutes les femmes sont sans incapacité jusqu’à 65,8 ans, puis que toutes le deviennent à partir de 65,9 ans. Mais ces réactions récurrentes illustrent l’importance qu’a pris depuis quelques années la notion d’EVSI dans le débat sur les retraites, et en particulier sur l’équité en matière de durée de retraite. Notons que le législateur a lui-même consacré ce lien entre EVSI et équité de durée de retraite, même si la formulation dans la Loi n’est pas totalement évidente à interpréter. La rédaction de l’article L111-2-1 du Code de la Sécurité sociale issue de la réforme des retraites de 2014 dispose en effet que « les assurés bénéficient d’un traitement équitable au regard de la durée de la retraite comme du montant de leur pension, quels que soient […], leur espérance de vie en bonne santé ».

En pratique, l’EVSI est invoquée dans le débat sur les retraites généralement pour remettre en cause l’idée que la baisse tendancielle de la mortalité devrait conduire à relever l’âge de départ à la retraite (ou, plus précisément, les paramètres légaux qui déterminent cet âge) en fonction des gains d’espérance de vie. Cette idée est centrale dans les réformes des retraites récentes, et s’incarne notamment dans la règle mathématique formulée lors de la réforme de 2003 qui allonge la durée requise pour le taux plein d’une façon qui stabilise le ratio entre durée de retraite et durée de carrière. La critique s’appuie sur le raisonnement suivant : si les gains d’espérance de vie font certes que le relèvement de l’âge de départ ne se traduit pas nécessairement par une diminution de la durée de retraite, ces gains se font pour l’essentiel aux grands âges, ce qui fait que les réformes conduisent d’une certaine manière à « échanger » des années de retraite vécues autour de 60 ans avec des années vécues après 80, voire 90 ans ; or si l’impact d’un tel échange peut être neutre en termes de durée de retraite, il ne l’est pas en termes de durée vécue sans incapacité, car les problèmes de santé augmentent fortement avec l’âge, si bien que les années de retraite vécues au début de la soixantaine le sont pour l’essentiel sans incapacité tandis que celles vécues aux grands âges le sont beaucoup plus fréquemment en incapacité, voire en perte d’autonomie. Sous couvert de stabiliser la part de la durée de retraite dans l’espérance de vie totale, les réformes auraient ainsi en réalité diminué la part de la durée de retraite passée sans incapacité, et aurait donc globalement dégradé la qualité de vie sur l’ensemble de la retraite.

Un tel raisonnement omet toutefois le fait que les incapacités à âge donné diminuent régulièrement au cours du temps. Ainsi, si l’on tient compte des trois évolutions concomittantes (hausse de l’âge de départ à la retaite, gains d’espérance de vie aux grands âges, baisse des incapacités à âge donné), la résultante globale est ambigue.

Que peut-on donc dire sur l’évolution de la durée de retraite sans incapacité, et de quelles données et indicateurs disposons-nous ?

La plupart du temps dans le débat, la durée de retraite sans incapacité est approchée par l’EVSI à 65 ans diffusée par la DREES. Cet indicateur est certes très utile, mais il ne s’agit que d’une approximation de ce qu’on cherche à mesurer, car l’âge effectif moyen de départ à la retraite se situe plutôt autour de 62 ans, et car évaluer l’EVSI à un âge fixe ne permet pas de rendre compte des variations de cet âge moyen de départ à la retraite. Calculer la durée de retraite sans incapacité nécessite en théorie de disposer de données permettant de ventiler la population française à la fois selon le niveau d’incapacité et selon le fait d’être ou non à la retraite. De telles données existent : l’enquête Emploi de l’Insee est par exemple mobilisée dans l’Etude et résultats n°1143 de la DREES, et permet de calculer que, selon les conditions de mortalité, de retraite et d’incapacité observées en 2018, 58 % de la durée de retraite est passée sans incapacité, 24 % avec des limitations légères et 19 % avec de fortes limitations (ces proportions peuvent être comparées à la répartition au cours de la première année de retraite, soit respectivement 77 %, 15 % et 8 %). Une projection de la durée de retraite avec ou sans incapacité selon l’année de naissance des assurés avait par ailleurs été réalisée par le COR dans le cadre de son rapport thématique de 2015 consacré à la situation des retraités, et une autre, plus fine, par l’Insee au moyen de son modèle de microsimulation DESTINIE.

Il s’agit là de travaux d’études, par nature ponctuels, et de simulations. Il n’existe pas en revanche d’indicateur statistique régulierement diffusé, que ce soit par la DREES ou par le COR, permettant de suivre comment évolue la durée espérée de retraite sans incapacité. En outre, les données diffusées en open data par le service statistique public ne permettent pas, à notre connaissance, de disposer d’informations désagrégées sur le croisement entre retraite et incapacité. Cependant, dans la mesure où des informations fines sur la mortalité, les départs à la retraite et les incapacités sont disponibles séparément et à un pas annuel, on peut assez facilement calculer un indicateur de suivi en faisant l’hypothèse que le niveau d’incapacité est indépendant de l’âge de départ à la retraite (ou, en d’autres termes, que la répartion selon le niveau d’incapacité est la même parmi les retraités et parmi les non-retraités d’une même classe d’âge). Cette hypothèse est a priori fausse, mais comme les prévalences des incapacités restent relativement faibles aux âges de départ à la retraite, l’approximation nous paraît acceptable car son impact est vraisemblablement très modéré.

La suite de cet article est consacrée à l’examen de cet indicateur, construit ici à partir des taux de retraités entre 50 et 70 ans diffusés par la DREES, des coefficients de mortalité du bilan démographique de l’Insee, et des prévalences des incapacités par tranches d’âges (au sens de l’indicateur GALI, c’est-à-dire en réponse à la question « Êtes-vous limité(e), depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ? ») calculés à partir de l’enquête SRCV de l’Insee et publiés par la DREES. Les évolutions sont suivies depuis 2008, un changement de la formulation de la question sur les incapacités dans l’enquête SRCV empêchant de disposer d’une série historique homogène plus longue. La « durée espérée de retraite sans incapacité » ou « espérance de durée de retraite sans incapacité » qui est ici calculée entre dans la catégorie des indicateurs dits conjoncturels, comme l’espérance de vie ou l’âge conjoncturel de départ à la retraite. Elle illustre la situation d’une génération fictive qui, une année donnée, connaîtrait à chaque âge les conditions de mortalité, de retraite et d’incapacité observées cette année-là.

Regardons d’abord comment évolue la répartition des années de retraite sans incapacité. Trois définitions des incapacités sont retenues : l’ensemble des limitations d’activité au sens de l’indicateur GALI (qu’elles soient fortes ou non), les seules limitations fortes, et les situations de dépendance au sens du bénéfice de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA).

Les graphiques représentent, pour chaque âge, la proportion d’une génération (parmi les personnes en vie à 50 ans) qui est encore en vie et qui est à la retraite et sans incapacité. Les courbes ont une allure générale en cloche : aux âges les plus jeunes, la mortalité et les incapacités sont encore faibles, et la partie gauche de la courbe correspond pour l’essentiel à l’augmentation avec l’âge de la probabilité d’être retraité ; sur la partie droite de la courbe, les proportions diminuent régulièrement au fur et à mesure que les individus décèdent ou sont en incapacité. Les courbes sont en outre asymétriques : les départs à la retraite sont assez concentrés entre 60 et 65 ans, tandis que la mortalité et l’incapacité augmentent régulièrement avec l’âge.

La comparaison des situations en 2010 et 2019 confirme l’idée d’un « échange » d’années de retraite autour de 60 ans par des années de retraite au plus grand âge : toutes les courbes semblent se décaler vers la droite, sans (pratiquement) se déformer. Notons que le mode des courbes, c’est-à-dire le point le plus haut, ne diminue pas, et paraît même légèrement augmenter. On aurait pu penser que le décalage de la période de retraite vers des âges plus élevés aurait pour conséquence qu’une proportion plus faible de la population serait à la fois encore en vie, à la retraite et sans incapacité ; la baisse des incapacités entre 2010 et 2019 fait que ce n’est en réalité pas le cas.

On a ici retenu les années 2010 et 2019 pour les raisons suivantes. L’année de référence est celle de la réforme de 2010, qui a relevé les âges légaux d’ouverture des droits et d’annulation de la décote, et à partir de laquelle l’âge effectif de départ à la retraite a sensiblement augmenté. L’année 2019 a quant à elle été choisie pour se placer juste avant la crise sanitaire, et éviter que l’analyse soit faussée par la mortalité atypique de 2020 liée au covid.

Pour apprécier plus finement le décalage des courbes, le graphique suivant présente l’écart entre les répartitions en 2010 et 2019. L’écart est négatif avant 65 ans, et notamment sur la tranche d’âge 60-64 ans, du fait de relèvement de l’âge de départ à la retraite qui fait baisser la proportion de personnes retraitées dans la population à ces âges, mais il est positif après 70 ans, grâce à la baisse de la mortalité et des incapacités. En outre, l’écart après 70 ans est quasiment toujours plus élevé pour les années de retraite sans incapacité que pour les années de retraite : davantage d’années de retraite sans incapacité ont été gagnées sur la période que d’années de retraite tout court1.

Par sexe, la courbe de répartition des années de retraite sans incapacité est un peu plus basse pour les femmes avant 70 ans, du fait de leur départ à la retraite un peu plus tardif, et plus haute après cet âge, du fait de leur longévité plus grande.

Ce dernier résultat n’était pas forcément évident : les femmes ont certes une mortalité plus faible que les hommes mais, parmi les personnes encore en vie, elles ont une probabilité plus élevée d’être en incapacité. C’est finalement le premier effet qui l’emporte et, quel que soit l’âge, il y a davantage de femmes qui sont encore en vie et sans incapacité qu’il n’y a d’hommes.

L’évolution entre 2010 et 2019 par sexe diffère selon le type d’année considéré. Après 70 ans, les hommes ont gagné davantage d’années de retraite, grâce à une diminution de la mortalité plus forte que pour les femmes, mais ces dernières ont bénéficié de davantage d’années sans incapacité, du fait d’une baisse des limitations d’activité plus marquée. Pour ce qui concerne les fortes limitations, l’évolution est relativement similaire pour les deux sexes.

Ces évolutions sont résumées dans le graphique suivant, qui représente la variation de la durée espérée de retraite et des diverses espérances de durée de retraite sans incapacité (EDRSI), depuis 2008.

Si l’espérance de durée de retraite totale a diminué entre 2010 et 2016, le relèvement de l’âge d’ouverture des droits de 60 à 62 ans ayant un effet plus rapide que la hausse de l’espérance de vie, l’espérance de durée de retraite sans incapacité aurait à l’inversé augmenté, la baisse des incapacités (au sens de l’indicateur GALI) aux âges de la retraite étant elle-même encore plus rapide. C’est surtout pour l’incapacité définie en considérant l’ensemble des limitations (fortes ou non) que ce constat peut être dressé. Si l’on se restreint aux seules limitations fortes, l’EDRSI ne croît que très légèrement, voire reste stable depuis 2010.

Les variations des EDRSI apparaissent assez bruitées, davantage que celles de la durée espérée de retraite. Cela est dû au fait que les incapacités sont mesurées annuellement au moyen d’une enquête par sondage (enquête SRCV de l’Insee), et fluctuent donc du fait de l’aléa lié au tirage de l’échantillon d’enquête. Rappelons par ailleurs qu’il ne s’agit ici que des espérances de durée de retraite sans incapacité au sens de l’indicateur GALI : les évolutions pourraient être différentes avec d’autres mesures des incapacités, car les tendances peuvent varier entre les diverses limitations fonctionnelles ou restriction d’activité. La publication prochaine par la DREES des résultats de l’enquête Vie quotidienne et santé (VQS) de 2021, première étape du dispositif d’enquêtes Autonomie, permettra un diagnostic plus fin, grâce aux comparaisons avec les vagues de 2007 et de 2014 de l’enquête VQS.

L’espérance de durée de retraite sans dépendance, au sens de la perception de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), diminue quant à elle depuis 2010, à peu près au même rythme que l’espérance de durée de retraite totale. En effet, si l’espérance de vie dans l’APA diminue régulièrement depuis 2010, cette diminution reste très modérée : un peu moins d’un mois seulement entre 2010 et 2019. La comparaison des évolutions de l’espérance de durée de retraite sans incapacité (hausse), sans incapacité forte (stabilité) et sans dépendance (baisse) suggère ainsi que les années de retraite sans incapacité sont gagnées sur les années en incapacité légère, davantage que sur les années en incapacités plus lourdes.

Une autre manière d’illustrer ces évolutions consiste à comparer la hausse de l’âge effectif de départ à la retraite avec les variations des âges qui permettent d’obtenir la même espérance de vie ou les mêmes espérances de vie sans incapacité que celles observées à 60 ans en 2010 (âges qualifiés de « iso-EV » dans le graphique ci-après). L’âge qui permet d’obtenir la même espérance de vie sans incapacité qu’en 2010 augmente ainsi plus vite que l’âge conjoncturel de départ à la retraite, tandis que l’âge qui stabilise l’espérance de vie sans incapacité forte augmente à peu près au même rythme, et que les âges qui stabilisent l’espérance de vie sans APA et l’espérance de vie totale augmentent moins vite.

Pour terminer, quelques autres indicateurs illustratifs peuvent être proposés pour résumer l’évolution des années de retraite passées sans incapacité : les âges moyens, médians ou modaux associés à la répartition de ces années. L’intérêt est ici principalement anecdotique. Et pour rappel, comme pour tous les indicateurs présentés ici, ces âges s’interprétent comme illustrant la situation d’une génération fictive ayant à chaque âge les caractéristiques observées une année donnée.

Ainsi, compte tenu des conditions de mortalité, de départ à la retraite et d’incapacité de 2019, c’est, en espérance mathématique, à 74 ans qu’on a vécu la moitié de ses années de retraite, à 73 qu’on a vécu la moitié de ses années de retraite sans incapacité forte, et à 71 ans la moitié de ses années de retraite sans incapacité (âge médian). En 2010, ces âges étaient respectivement de 73, 71 et 69 ans.

Références bibliographiques

Précisions méthodologiques

Les espérances de vie (EV), espérances de vie sans incapacité (EVSI) et espérances de durée de retraite sans incapacité (EDRSI) sont calculées par la méthode de Sullivan, mise en oeuvre avec le logiciel R grâce au package healthexpectancies. Pour le calcul, les coefficients de mortalité sont issus des bilan démographiques de l’Insee, les taux de retraités du modèle ANCETRE de la DREES, les prévalences des incapacités au sens de l’indicateur GALI de l’enquête SRCV de l’Insee, et les prévalences de l’APA de l’enquête Aide sociale de la DREES.

Les prévalences des incapacités ne sont diffusées qu’en moyenne par tranche d’âge ; pour les estimations, on a ici lissé ces prévalences par âge fin en minimisant la somme des carrés des écarts d’un âge à l’autre sous contrainte que la moyenne par tranche d’âge soit bien égale à celle observée. Cette hypothèse de lissage conduit à des résultats très proches de l’hypothèse qui aurait consisté à supposer les prévalences constantes (et égales à la valeur moyenne) au sein de chaque groupe d’âge.

Pour calculer l’âge qui stabilise l’espérance de vie (totale ou sans incapacité) par rapport à celle observée à 60 ans en 2010, on procède en deux temps. On calcule d’abord pour chaque année les espérances de vie à chaque âges entiers (à 60 ans, 61 ans, etc.), puis on extrapole linéairement les espérances de vie entre les âges entiers (par exemple, celle à 60 ans et 1 mois est supposée égale à 11/12e de celle à 60 ans et 1/12e de celle à 61 ans). On retient ensuite l’âge (exact) pour lequel l’espérance de vie est égale à celle observée en 2010 à l’âge de 60 ans.


  1. L’écart entre les courbes doit en revanche être regardé avec prudence avant 65 ans, car il découle mécaniquement de l’hypothèse simplificatrice que les incapacités sont indépendantes de l’âge de départ à la retraite.↩︎

Patrick Aubert
Patrick Aubert
Statisticien et économiste

Statisticien et économiste, spécialisé dans les thématiques des retraites, du handicap et de l’autonomie, et de la protection sociale en général.

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