Au-delà de la pénibilité des métiers, une nécessaire prise en compte des situations d’inaptitude constatée


Ce post a été initialement publié sur le blog de l’Institut des politiques publiques (IPP). Il est ici repris à l’identique.


Dans le débat actuel sur la réforme des retraites, comme dans ceux qui ont précédé les réformes passées, la question de la capacité des personnes à prolonger leur carrière, et celle des aménagements spécifiques à prévoir pour ceux qui ne seraient pas dans une telle capacité, occupent naturellement une place importante. Le système de retraite français prévoit déjà, et de longue date, divers dispositifs permettant d’anticiper le départ à la retraite dans de telles situations, que ce soit en avançant l’obtention d’une pension à taux plein – avant d’avoir validé la durée de carrière requise – ou en abaissant l’âge minimal d’ouverture des droits – c’est-à-dire avant même d’avoir atteint l’âge légal de droit commun. Ces dispositifs ont pris une importance croissante au fil du temps : en 2020, près d’une personne sur trois est déjà retraitée (le plus souvent au titre d’une retraite anticipée pour carrière longue) au moment d’atteindre l’âge légal de 62 ans, et environ une personne sur six obtient par ailleurs un départ au taux plein dès cet âge légal, au titre de l’inaptitude au travail.

Cette question de la capacité ou de l’incapacité à continuer à travailler est habituellement abordée dans le débat au prisme de deux situations particulières : celle des personnes ayant commencé à travailler tôt, supposées davantage usées par le travail, et celle des personnes ayant occupé des postes exposés à des conditions de travail pénibles. L’attention se concentre donc souvent sur deux dispositifs spécifiques d’anticipation : les retraites anticipées pour carrière longue, créées lors de la réforme de 2003, et le compte personnel de prévention, créé par la réforme de 2014.

Le dispositif de taux plein au titre de l’inaptitude au travail et de l’ex-invalidité reste de loin le principal dispositif de départ à la retraite en cas d’incapacité

Si la problématique de la pénibilité des métiers est bien évidemment essentielle dans une optique de prolongement des carrières, se focaliser exclusivement sur celle-ci est néanmoins très réducteur. Une telle focalisation présente en effet le risque de ne prendre en compte que partiellement l’incapacité à travailler dans les règles de retraite. Elle conduit à centrer le débat sur les personnes qui sont encore en emploi sur des postes pénibles en fin de carrière, ou bien sur celles dont les incapacités sont liées – et peuvent être prouvées comme étant liées – à la pénibilité des métiers exercés, en risquant ainsi « d’oublier » que l’invalidité et le handicap résultent aussi de causes non-professionnelles, et que les personnes concernées sont souvent sorties du marché du travail bien avant l’approche de la retraite.

En visant trop spécifiquement les situations liées à la pénibilité des métiers, les dispositifs créés récemment pour mieux prendre en compte les personnes qui n’étaient plus en capacité de continuer à travailler ou qui ont occupé des postes dangereux pour la santé se sont en effet avérés trop ciblés. Ces dispositifs ne concernent donc aujourd’hui qu’une petite partie des personnes en incapacité. Ainsi, d’après l’enquête annuelle auprès des caisses de retraite réalisée par la DREES, au régime général en 2021, les retraites anticipées au titre de l’incapacité permanente d’origine professionnelle (dispositif créé lors de la réforme de 2010) ont représenté 3 300 personnes environ, celles au titre de l’amiante 3 000 personnes, et les départs au titre du compte professionnel de prévention, créé lors de la réforme des retraites de 2014 pour tenir compte de l’exposition à des critères de pénibilité, ont concerné environ 700 salariés. Les retraites anticipées au titre du handicap, créées lors de la réforme de 2003, comptent de leur côté environ 2 300 nouveaux bénéficiaires en 2020. Si ces effectifs ne sont pas négligeables, ils restent très largement en-deçà des 108 000 personnes ayant liquidé une retraite au taux plein au titre de l’inaptitude ou de l’invalidité au régime général. Bien que de nombreux dispositifs spécifiques aient été créés au gré des réformes récentes, c’est ainsi ce dispositif historique de retraite pour inaptitude qui constitue toujours, de très loin, la principale modalité de départ à la retraite pour les personnes en incapacité. Il serait donc étonnant que ce ne soit pas en premier lieu sur ce dispositif que portent les débats relatifs aux modalités de la réforme pour ces personnes.

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Relever l’âge minimal de départ … mais seulement pour les personnes en capacité de travailler ?

Un système de retraite visant, fondamentalement, à apporter un revenu aux personnes qui ne peuvent plus travailler du fait de leur âge, il semble logique que celles qui ont perdu leur capacité à travailler un peu plus jeune puissent partir à la retraite un peu plus tôt. Si ce principe était clairement vérifié à la fondation du système français en 1945, les réformes successives ont progressivement affaibli les différences entre les assurés inaptes au travail et ceux non inaptes.

Avant la réforme des retraites de 1983, seuls les assurés invalides ou reconnus inaptes (ainsi que quelques catégories assimilées) pouvaient partir à la retraite au taux plein à 60 ans, ce qui leur permettait de liquider leurs droits bien plus jeunes que les assurés non-inaptes, qui ne pouvaient bénéficier du taux plein qu’à 65 ans quelle que soit leur carrière. La réforme de 1983, en créant la possibilité de bénéficier du taux plein dès l’âge d’ouverture des droits pour les personnes à carrière complète, indépendamment de leur état de santé, a substantiellement abaissé l’âge de départ à la retraite des assurés non-inaptes, tandis qu’elle a laissé inchangée la situation des assurés en inaptitude, conduisant à resserrer fortement les âges de départ entre les deux populations. En relevant l’âge d’ouverture des droits, la réforme de 2010 a touché de façon similaire les deux populations, mais le desserrement des conditions de départ anticipé à 60 ans réalisé en 2012 a ensuite contribué à atténuer le relèvement de l’âge minimal légal davantage pour les personnes non-inaptes que pour celles inaptes, dans la mesure où ces départs anticipés sont conditionnés à une longue durée de carrière. Or cette condition est nettement plus rarement réalisée par les personnes devenues inaptes au travail, souvent sorties précocement du marché du travail. C’est pour cette raison en particulier que les départs à la retraite à l’issue d’une période d’inactivité pour invalidité ou avec une reconnaissance du handicap s’avèrent aujourd’hui moins fréquents parmi les départs anticipés que parmi ceux survenant à partir de l’âge d’ouverture des droits. D’après l’enquête Emploi de l’Insee, en moyenne entre 2018 et 2020, seuls 4 % des nouveaux retraités partis de façon anticipée avant 62 ans étaient en invalidité ou en handicap juste avant leur départ à la retraite, contre 19 % parmi les nouveaux retraités partis entre 62 et 64 ans.

Ces considérations suggèrent, pour la réforme à venir et contrairement à ce qui avait été retenu en 2010, de prendre en compte de façon spécifique la situation des personnes reconnues inaptes – et ce au-delà des seules situations où l’inaptitude peut être prouvée comme résultant de la pénibilité des métiers exercés auparavant. Une option pour cela pourrait consister à dissocier l’âge d’ouverture des droits en cas d’inaptitude de celui de droit commun, le premier étant maintenu à 62 ans tandis que le second serait relevé. Dans la mesure où l’objectif de relèvement des âges effectifs de départ à la retraite est présenté comme s’inscrivant dans une finalité de prolongement des carrières, il semble en effet pertinent qu’il ne concerne pas les assurés dont l’incapacité à prolonger effectivement leur carrière a déjà été officiellement reconnue.

Décaler le départ à la retraite des personnes invalides ou inaptes conduit souvent à un simple transfert entre dispositifs sociaux

À cet argument de principe, on peut ajouter une considération de rendement économique de la mesure. Les personnes reconnues inaptes bénéficient souvent d’autres prestations sociales avant la retraite, et un relèvement de l’âge d’ouverture des droits a souvent pour conséquence mécanique une augmentation des dépenses associées à ces prestations, ce qui peut atténuer sensiblement l’impact global pour les finances publiques. À l’occasion de la séance du Conseil d’orientation des retraites (COR) de janvier 2022, la DREES et la DARES avaient estimé à 4,9 milliards d’euros l’impact d’un relèvement de l’âge d’ouverture des droits de 62 à 64 ans sur les autres dépenses sociales (chômage, minima sociaux, etc.) Mais, parmi ces dépenses, 2,3 milliards correspondent en réalité au seul surcroît de pensions d’invalidité et d’allocation adulte handicapé, dont les bénéficiaires sont automatiquement éligibles au dispositif de taux plein pour inaptitude au travail. Ceci signifie que près de la moitié du coût indirect d’un relèvement de l’âge d’ouverture des droits sur les dépenses sociales s’explique par une catégorie d’assurés qui ne représentent qu’un septième de l’ensemble des nouveaux retraités. L’impact d’un maintien à 62 ans de l’âge d’ouverture des droits pour ces assurés reconnus inaptes serait ainsi vraisemblablement nettement plus faible pour l’ensemble des dépenses publiques qu’il ne l’est pour les seules dépenses de retraite.

Références

Patrick Aubert
Patrick Aubert
Statisticien et économiste

Statisticien et économiste, spécialisé dans les thématiques des retraites, du handicap et de l’autonomie, et de la protection sociale en général.

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