Supprimer les écarts de retraite entre les femmes et les hommes : un objectif qui passe aussi par une évolution des droits familiaux
Ce post a été rédigé pour et initialement publié sur le blog de l’Institut des politiques publiques (IPP). Il est ici reproduit à l’identique.
Résumé : Ce billet propose une réflexion sur des évolutions envisageables des droits familiaux de retraite, afin de contribuer aux travaux actuels du Conseil d’orientation des retraites sur ce sujet, et dans l’optique de l’objectif entré dans la loi lors de la dernière réforme de suppression des écarts femmes-hommes de retraite à l’horizon 2050. Avant de formuler toute modalité opérationnelle de réforme, il nous semble indispensable de trancher (enfin) plusieurs questions structurantes. Quatre nous paraissent en particulier essentielles : Veut-on avant tout corriger l’impact des enfants sur les carrières, ou faut-il conserver aussi un objectif nataliste ? Avoir eu des enfants justifie-t-il de bénéficier d’un départ anticipé à la retraite ? Au-delà des années d’éducation des enfants, souhaite-on compenser également les impacts à long terme sur les carrières ? Enfin, la compensation doit-elle être plus forte pour les bas niveaux de rémunération, ou doit-elle être similaire à tous les niveaux ?
L’objectif de réduction des écarts de pension entre les femmes et les hommes a été introduit dans la loi en 20101 et réaffirmé en 20142. Mais pour la première fois, avec la réforme des retraites de 2023, l’objectif a été « quantifié ». Avec un volontarisme qui a certainement fait écho à l’intensité du débat au cours de la préparation de la réforme au sujet des femmes potentiellement perdantes, le paragraphe II de l’article L111-2-1 du Code de la Sécurité Sociale – qui énonce les objectifs du système de retraite – est complété par la phrase « Elle [la Nation] se fixe pour objectifs, à l’horizon 2050, la suppression de l’écart entre le montant des pensions perçues par les femmes et celui des pensions perçues par les hommes et, à l’horizon 2037, sa réduction de moitié par rapport à l’écart constaté en 2023 ». C’est un objectif ambitieux au regard à la fois des écarts de pension de retraite aujourd’hui constatés entre les femmes et les hommes, des projections actuellement disponibles de ces écarts, ainsi que des premières évaluations de la réforme de 2023 qui indiquent des effets dont l’ampleur ne paraît pas suffisante pour faire disparaître, à eux seuls, les écarts.
Il n’est pas évident à la lecture de l’article du Code de la Sécurité Sociale ou des débats parlementaires de savoir si c’est un objectif qui renvoie à une action sur le marché du travail (participation, salaire, temps partiel …) de façon à ce qu’il n’y ait plus d’écarts de retraite ou s’il s’agit d’un engagement à modifier les règles de retraite de façon à contrebalancer les inégalités sur le marché du travail qui n’auraient pas encore été résorbées (on accepterait alors de s’écarter des règles de contributivité du système).
L’objectif étant formulé de manière générale, un billet de blog peut difficilement suffire pour creuser de façon exhaustive la question des écarts entre les femmes et les hommes et leurs facteurs explicatifs. On se concentrera donc ici sur une partie de la problématique, sur laquelle les enjeux de réforme nous semblent importants. On sait en particulier, à la lecture des travaux académiques récents, que les écarts de pension tiennent pour beaucoup à l’effet de la naissance et de l’éducation des enfants sur les carrières des mères, phénomène qualifié dans la littérature de « pénalité liée aux enfants ». La présence d’enfants est ainsi un des éléments désormais prépondérants pour expliquer les écarts sur le marché du travail, les trajectoires professionnelles des pères étant quasiment insensibles à la présence d’enfants. On se penchera donc plus spécifiquement dans ce billet sur la question des droits familiaux de retraite, en laissant de côté d’autres facteurs d’écarts entre les femmes et les hommes et les moyens de les résorber. Ce focus sur les droits familiaux est d’ailleurs l’orientation de la loi de réforme des retraites de 2014 pour la formulation de l’objectif d’améliorer les droits à retraite des femmes : celui-ci indiquait en effet, dans son article 22, que « dans les six mois suivant la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport sur l’évolution des droits familiaux afin de mieux compenser les effets de l’arrivée d’enfants au foyer sur la carrière et les pensions des femmes ». Le rapport en question est le rapport du Haut conseil de la Famille, dit rapport « Fragonard », publié en 2015.
Les droits familiaux conduisent à donner des droits à retraite additionnels en lien avec les enfants. Ils représentaient en 2016, selon la convention de calcul retenue, entre 16 et 19 milliards d’euros, soit 6 à 7 % des dépenses de retraite de droit propre. Ils font cependant l’objet de critiques récurrentes, non sur leur bien-fondé mais sur la façon dont ils sont calculés. La première tient à la diversité des modalités selon les différents régimes d’affiliation, conduisant à des disparités entre affiliés, pas toujours justifiables. La deuxième tient à leur ciblage imparfait et à leur efficacité limitée, critiques résultant pour partie d’une non adaptation de ces droits, instaurés pour la plupart au début des années 1970, à des situations, en particulier de participation des femmes au marché du travail, qui ont profondément changé depuis. Par ailleurs, les redistributions engendrées sont parfois opaques. Enfin, les familles de trois enfants et plus sont majoritairement bénéficiaires puisqu’elles perçoivent 80 % des dépenses liées au droits familiaux et 25 % bénéficient aux pères (essentiellement via la majoration de pension pour 3 enfants et plus).
De nombreux rapports ont, déjà, exposé ces critiques des droits familiaux et proposé des pistes d’évolution (COR, 2008; Cour des Comptes, 2000; IPP, 2013; Moreau, 2013; « Fragonard », 2015; Delevoye, 2019; Cour des Comptes, 2022). La réforme des retraites de 2023 n’a modifié ces derniers qu’à la marge. De même que pour les pensions de réversion, qui font l’objet d’un billet précédent sur le blog de l’IPP, la réflexion n’était pas jugée assez mûre. Comme prévu alors, le gouvernement a demandé au Conseil d’orientation des retraites un rapport sur les évolutions envisageables des droits familiaux et conjugaux. Le rapport du COR devra comporter une analyse et des propositions sur « la nécessité d’une adaptation des droits familiaux au regard des évolutions constatées en termes d’emploi des femmes et des écarts de rémunération entre hommes et femmes » et « la possibilité d’une convergence des droits familiaux et conjugaux entre régimes ». La première et la deuxième séances plénières du COR consacrées à la préparation de ce rapport ont permis de dresser un bilan des dispositifs de droits familiaux et conjugaux, de leurs apports en termes de pension, des bénéficiaires concernés ainsi qu’un examen des objectifs et des évolutions possibles. Traiter les deux types de droits au sein d’un même rapport est pertinent. En effet, comme il est indiqué dans le billet de blog sur la réversion, l’objectif parfois attribué à la réversion de compenser des carrières moins génératrices de droits à retraite en raison de la présence d’enfants pourrait en effet être atteint, et de manière plus efficace, par les droits familiaux.
Les droits familiaux actuels, en particulier comme outil de réduction des écarts de pension entre les femmes et les hommes, nécessitent donc d’être repensés. Cela passe par une clarification des objectifs qui leur sont assignés et une analyse critique des dispositifs existants au vu de ces objectifs. Dans l’attente du rapport du COR, c’est ce qui est proposé dans ce billet : nous essayons en particulier d’identifier les questions de fond auxquelles il nous paraît essentiel de répondre afin d’orienter, et donc avant d’imaginer, des pistes plus techniques de réforme.
Des écarts de pension entre les femmes et les hommes qui persistent, et devraient persister encore à l’avenir malgré des droits familiaux qui les réduisent
Parmi l’ensemble des retraités résidant en France fin 2021, l’écart de pension entre les femmes et les hommes est de 40 % si on considère la pension de droit direct et de 28 % si on inclut la pension de réversion. On ne considérera par la suite que les pensions de droit direct, la question de la pension de réversion étant, comme on l’a déjà signalé, déjà traitée dans un autre billet du blog. Si l’écart de pension est important sur le stock des retraités, il se réduit de génération en génération. Ainsi, pour la génération 1954, l’écart est de 33 %, alors qu’il était de 42 % pour la génération 1944 et de 53 % pour la génération 1934. La participation accrue des femmes au marché du travail et la hausse de leurs qualifications, et donc de leurs rémunérations, expliquent une partie de ces évolutions. On peut en outre noter sur les dernières années un ralentissement de la progression de la pension des hommes, et même une diminution de celle-ci en nominal parmi les générations nées à la fin des années 1940.
Au-delà de ces facteurs, la montée en charge des dispositifs de droits familiaux explique également une partie importante de la réduction des écarts de pension entre les femmes et les hommes. On dénombre trois droits familiaux principaux qu’on décrit succinctement ci-dessous (pour une présentation détaillée, voir le document 2, séance du COR du 19 octobre 2023) :
une majoration de pension proportionnelle au montant de pension, accordée aux pères et aux mères de trois enfants et plus. Le taux de majoration s’élève à 10 % (dans le régime général). Les taux peuvent varier selon les régimes et le nombre d’enfants.
des majorations de durée d’assurance qui permettent d’attribuer des trimestres supplémentaires en lien avec les enfants, sans condition d’interruption d’activité ou de réduction d’activité. Au régime général, la majoration de durée d’assurance (MDA), créée en 1971, est égale à 8 trimestres par enfant et à l’origine attribuée uniquement aux mères. Pour les enfants nés après 2010, elle se décompose en deux dispositifs : une MDA au titre de la maternité de 4 trimestres, réservée aux mères et une MDA au titre de l’éducation, de 4 trimestres, au choix du couple (attribuée soit au père, soit à la mère). Suite à la réforme de 2023, deux trimestres au titre de l’éducation sont automatiquement accordés à la mère, seuls deux trimestres restant donc au choix du couple.
l’affiliation à l’assurance vieillesse des Parents au Foyer (AVPF). Créée en 1972, elle consiste en un report au compte d’un salaire au niveau du SMIC, permettant en particulier de valider des droits au régime général pendant des périodes d’interruption ou d’activité très réduite. Les conditions d’affiliations sont diverses et complexes : pour être éligible, il faut être bénéficiaires de certaines prestations familiales, satisfaire une condition de ressources au niveau du ménage et, dans certains cas, avoir réduit ou interrompu son activité.
On peut également mentionner dans la fonction publique, la comptabilisation comme des services à temps plein (pour le calcul de la durée de service et d’assurance) des périodes d’interruption ou de temps partiel pour élever un enfant de moins de trois ans. Dans la mesure où, pour la fonction publique, les salaires en cours de carrière ne sont pris en compte que via la quotité de travail (pour le reste, c’est le niveau du traitement en fin de carrière qui détermine le montant de retraite), ce dispositif peut être vu comme l’analogue de l’AVPF au régime général, puisqu’il consiste à tenir compte pour calculer la retraite de composantes « fictives » de rémunérations pendant des périodes d’éducation des enfants.
Les mères sont les principales bénéficiaires de l’AVPF et des MDA qui concourent de manière importante à la réduction des écarts de pension entre les hommes et les femmes. En revanche, la majoration de pension, par son caractère proportionnel et son application aux pères autant qu’aux mères, ne répond pas à cet objectif. Ainsi, sans aucun droit familial, la pension de droit direct des femmes s’élèverait en 2016 à 57 % de celle des hommes, contre 63,4 % si on tient compte de la MDA et de l’AVPF. La prise en compte supplémentaire de la majoration de pension laisse l’écart quasiment inchangé.
La réduction des écarts de pensions entre les femmes et les hommes est supposée se poursuivre et les travaux de projection disponibles indiquent qu’en 2037 et 2050, dates à laquelle l’article de loi sus-cité fait référence, si on considère l’ensemble des retraités, l’écart de pension de droit direct devrait s’établir respectivement à 27 % et à 20 %. On est donc encore loin des objectifs affichés par la loi. La persistance de cet écart résulte mécaniquement des hypothèses faites sur les évolutions des taux d’activité des femmes et des hommes et de leurs rémunérations respectives. Concernant les comportements d’activité, l’exercice de simulation repose en effet sur les projections de population active de l’Insee qui prolongent les tendances passées, ce qui conduit à une stabilisation des écarts de taux d’activité. En particulier, le taux d’activité des femmes âgées de 20 à 45 ans en 2070, aux âges de la maternité, resterait inférieur à celui des hommes d’environ 8 à 10 points (selon les âges). L’écart de salaires projeté par les modèles de microsimulation resterait également important, reflétant en particulier sa très lente réduction au fil des années passées (Meurs & Pora, 2020). L’écart de rémunérations est aujourd’hui d’environ 22 %, seulement 5 points de pourcentage de moins qu’il y a près de 25 ans, en 1995, date à laquelle il s’élevait à 27 %.
Si la durée validée et le salaire sont les deux éléments qui entrent dans le calcul des pensions, on note cependant que les écarts de pension entre les femmes et les hommes s’expliqueront davantage dans le futur par des écarts de rémunération que par les écarts de durée validée. En effet, si des écarts de taux d’activité persistent certes en projection, leur impact sera fortement atténué en termes de durée validée par, en particulier, l’AVPF, qui constitue un puissant mécanisme de validation de trimestres en cas d’interruption d’activité. Ainsi, si l’écart de durée cotisée (c’est-à-dire de durée validée pour la retraite au titre des seules périodes d’emploi) entre les femmes et les hommes s’élève en 2017, à 25 trimestres pour la génération 1950, 18 pour la génération 1960 et 11 trimestres pour la génération 1970, cet écart n’est plus, sous l’effet principalement de l’AVPF, que de respectivement 15, 6 et même deux trimestres, une fois l’ensemble des trimestres validés pour la retraite comptabilisés. Ainsi, pour cette dernière génération, si on suppose que cet écart de trimestres ne se creuse pas (ou peu) après 47 ans (dernier âge observable pour cette génération en 2017, date la plus récente de disponibilité des données), on comprend qu’en tenant compte des majorations de durée d’assurance (8 trimestres par enfant), de nombreuses mères auront des durées validées supérieures aux hommes. Cela leur permet donc d’atteindre l’âge d’ouverture des droits plus rapidement que ces derniers ou qu’une femme sans enfant qui aurait commencé au même âge et n’aurait pas interrompu sa carrière.
La contribution des droits familiaux à la réduction des pensions entre les femmes et les hommes transite ainsi beaucoup par la convergence de durées validées qu’ils permettent, mais ces droits semblent moins adaptés à la réduction des écarts de rémunération. Ces droits ne sauraient toutefois être vus que sous l’angle des écarts de pension moyenne entre les sexes. Il est donc nécessaire, avant de discuter leur éventuelle réforme, de revenir également sur leurs objectifs et sur l’adéquation de leurs modalités à ces objectifs.
Les droits familiaux atteignent-ils leurs objectifs ?
Donner des droits à la retraite additionnels en lien avec les enfants peut répondre à différents objectifs. On en dénombre deux principaux :
Un est historique, c’est un objectif nataliste, poursuivi notamment par la majoration de pension pour trois enfants et plus (créée en 1945). L’idée est ici de « récompenser » les familles ayant eu des enfants, afin d’inciter à en avoir : les dispositifs visent donc les familles nombreuses, bénéficient aux pères et aux mères, et sont liés au fait d’avoir eu ces enfants et non de les avoir élevés. Cette finalité est généralement mise en avant au regard du caractère en répartition du système de retraite français, dans lequel les retraites sont financées par les cotisations des générations plus jeunes, et dont le rendement dépend donc de la croissance de la population.
Le deuxième objectif, mis en avant lors des lois « Boulin » de 1971 et qui correspond à l’objectif affiché par la loi depuis 2014 (et repris dans la saisine faite au COR qui débute par ces mots « le système de retraite comporte aujourd’hui plusieurs dispositifs visant à compenser les effets de la parentalité et de l’éducation des enfants »), est celui de la compensation des effets des enfants sur les carrières. La MDA (au moins à l’origine) et l’AVPF, en particulier, poursuivent cet objectif.
Précisons ici que la logique sous-jacente est, implicitement, de corriger des effets subis sur les carrières, c’est-à-dire les conséquences involontaires liées, par exemple, à l’absence ou à l’inadéquation des modes d’accueil des jeunes enfants, aux défauts d’adaptation des postes par les employeurs permettant d’articuler vies familiale et professionnelle, ou éventuellement aux discriminations salariales. On peut, à cet égard, faire le parallèle avec les autres périodes assimilées considérées par le système de retraite, qui visent à permettre la validation des droits pendant des périodes de non-emploi qui sont elles aussi jugées involontaires : chômage, maladie, invalidité, etc. Cependant, en matière d’éducation des enfants, certains retraits du marché du travail peuvent également relever du libre choix, ce qui soulève un problème qualifié par les économistes d’aléa moral. La protection assurée par les droits familiaux doit alors être mise en regard des éventuels effets de désincitation au travail qu’elle peut créer pour les mères, et ce peut-être davantage que pour les autres types de périodes assimilées telles celles de chômage ou de maladie.
Un troisième objectif est parfois évoqué pour la majoration de pension : l’argument d’un défaut d’épargne des familles nombreuses, ou plus largement d’une inégalité liée au enfants du niveau de vie perçu en moyenne sur le cycle de vie, que le système de retraite devrait chercher à compenser. Mais cet argument semble difficile à tenir. D’une part, il vient convoquer l’effort d’épargne comme déterminant des droits à retraite alors que toutes les autres règles ignorent totalement cette question de l’épargne. Dans sa version plus large, il suppose pour le système de retraite un objectif d’égalisation des niveaux de vie, dont le fondement paraît difficile à objectiver : la loi ne donne en effet comme objectif au système que celui d’« assure[r] aux retraités le versement de pensions en rapport avec les revenus qu’ils ont tirés de leur activité ». D’autre part, l’argument du défaut d’épargne n’est pas cohérent avec les observations statistiques, car le niveau du patrimoine médian ne devient plus faible qu’à partir du quatrième enfant. On le laissera donc en dehors du champ de la réflexion dans la suite.
De même, l’idée d’un objectif de redistribution verticale – c’est-à-dire de redistribution des plus aisés vers les moins aisés –, parfois évoqué pour les droits familiaux, ne nous paraît pas non plus défendable en tant que finalité principale donnée à ces droits, puisqu’il serait alors plus efficace d’utiliser directement un critère de niveau de pension ou de salaire plutôt qu’un critère indirect lié aux enfants. Cela n’empêche bien sûr pas que les droits familiaux contribuent à la réalisation d’une redistribution verticale, comme le font d’autres dispositifs de retraite visant à compenser les impacts négatifs des accidents de carrière. C’est donc ainsi que nous intégreront cet objectif de redistribution verticale dans la suite de la réflexion : non pas comme une finalité en soi, mais comme un objectif secondaire pouvant influer certains choix de modulation des droits familiaux.
Si tous les types de droits familiaux peuvent, en théorie, viser l’un et l’autre des deux objectifs nataliste et de compensation des effets de la parentalité sur les carrières, leurs diverses modalités les rendent en pratique plus adaptés à l’un ou l’autre en particulier. Ainsi, les majorations de salaires portés au compte et, lorsqu’elles sont conditionnées à une absence de validation au cours de certaines années, les majorations de durée s’avèrent, par leur capacité à « cibler » certaines périodes en particulier, bien adaptées à la compensation des effets négatifs des périodes d’éducation des enfants sur la carrière salariale. C’est le cas de l’AVPF (qui donne lieu au report au compte d’un salaire fictif égal au SMIC), et également de la MDA à son origine (puisque, avec les règles de l’époque, celles-ci ne jouaient que pour les mères à carrière incomplète, qui s’étaient donc arrêtées de travailler pour éduquer leurs enfants). Ces modalités peuvent en revanche s’avérer moins adaptées à un objectif nataliste, puisqu’elles ne conduisent à aucune incitation pour les parents qui n’ont pas interrompu ou réduit leur carrière après la naissance des enfants. À l’inverse, les majorations de pension, ainsi que les majorations de durée octroyées sans condition relative au déroulé de carrière (en particulier sans condition d’interruption de carrière), sont, par leur portée générale, sans doute plus efficaces dans une optique nataliste, mais moins adaptées à un objectif de compensation des effets des enfants sur les carrières. En effet, si le taux de ces majorations est le même pour tous, celles-ci bénéficient moins, par construction, aux personnes dont les pensions sont les plus faibles, qui justement sont plus souvent les personnes ayant interrompu ou réduit leur carrière du fait de leurs enfants. C’est le cas pour la majoration de pension pour trois enfants et plus, et dans une certaine mesure de la MDA dans ses règles actuelles, puisque cette dernière joue aussi pour les mères qui n’ont pas interrompu leur carrière.
Que peut-on dire de l’adéquation des droits familiaux de retraite actuels aux deux objectifs principaux qui leur sont attribués ? On peut, ici, raisonner de façon théorique à partir des modalités pratiques de chacun.
Commençons par l’objectif nataliste : formulé autrement, accorder une majoration de pension de 10 % pour 3 enfants et plus a-t-il des conséquences en termes de fécondité ? Certainement non de manière directe : les travaux sur les effets des incitations financières sur la fécondité, aux âges de la maternité/paternité (et pas en différé aux âges de la retraite) concluent en général à peu d’effets. Mais, indirectement, on peut considérer les droits familiaux comme un dispositif s’ajoutant à d’autres (fiscal, social, …) pour former un « environnement favorable » aux familles nombreuses. L’effet des politiques familiales semble en effet résulter souvent d’un ensemble des règles qui se complètent, plutôt que d’un instrument isolé. On pourrait ainsi d’ailleurs reformuler cet objectif nataliste en objectif d’environnement favorable aux familles : sa légitimité viendrait ainsi du signal adressé aux parents et futurs parents, en coordination avec d’autres mesures, quand bien même l’existence d’un impact causal des dispositifs familiaux de retraite pris isolément ne pourrait être mis en lumière.
Qu’en est-il maintenant de l’objectif de compensation de l’effet des enfants sur les trajectoires d’emploi et de salaire, porté en particulier par l’AVPF et, éventuellement, la MDA ?
L’AVPF, en assurant un report de salaire au compte au SMIC, permet de neutraliser une interruption d’activité ou un passage à temps partiel, qui ne permettrait plus de valider 4 trimestres dans l’année ou qui conduirait à diminuer le salaire de référence considéré pour calculer la retraite (des rémunérations inférieures au SMIC risqueraient par exemple d’être prises en compte dans le calcul du salaire moyen en cas de temps partiel). Cependant, la compensation en termes de rémunération reste d’ampleur limitée : le report se fait au SMIC, uniquement au régime général, et n’est pas assorti de droits dans les régimes complémentaires. Par ailleurs, d’autres dispositions apparaissent non pertinentes si on vise un objectif de compensation individuel. Le bénéfice de l’AVPF est ainsi conditionné à la perception de certaines prestations familiales, dont certaines sous conditions de ressources du ménage, ce qui conduit certains parents qui s’arrêtent de travailler pour élever leur enfant à ne pas pouvoir y être éligible. Si l’objectif est la compensation de l’effet des enfants sur sa trajectoire professionnelle, au niveau individuel, il est difficile de justifier l’existence d’une condition de ressources au niveau du couple, dès lors que la cessation d’activité ou le passage à temps partiel sont avérés. De même, la condition d’activité antérieure, nécessaire dans certains cas pour le bénéfice de l’AVPF, pourrait être interrogée, car le fait d’avoir dû reporter son entrée sur le marché du travail, pour une mère qui aurait eu des enfants avant même de commencer à travailler, peut être vu comme un préjudice de carrière au même titre qu’une interruption après quelques années d’emploi.
La MDA, quant à elle, permet de majorer la durée validée pour la retraite. Cependant, n’étant pas conditionnée à une interruption, elle peut s’ajouter à une durée d’assurance déjà égale à la durée requise pour partir au taux plein : le seul effet de la MDA est alors d’offrir la possibilité de partir plus tôt aux mères qui n’ont pas interrompu leurs carrières après la naissance des enfants, et cela ne peut être considéré comme une compensation des effets des enfants sur la trajectoire professionnelle que si l’on juge que cette « compensation » doit passer par une possibilité de partir plus tôt. On reviendra ci-dessous sur la justification de cette possibilité. Signalons toutefois déjà qu’elle mérite d’être discutée : un corollaire de ce départ plus précoce est qu’il pourrait conduire un certain nombre de ces femmes à partir avec des pensions plus faibles ; la durée est certes complète grâce aux majorations, mais la durée cotisée (c’est-à-dire la partie de la durée validée pour la retraite qui correspond effectivement à des périodes d’emploi) n’est, elle, pas complète, se traduisant par moins de points dans les régime complémentaires, voire un salaire de référence plus faible. En incitant certaines mères à partir à la retraite plus tôt, avec en conséquence un montant de retraite plus faible, la MDA dans ses modalités actuelles pourrait ainsi conduire, de façon contre-intuitive, à pérenniser, voire accroître les écarts de pension entre les femmes et les hommes.Au regard de ces exemples, la MDA et l’AVPF semblent ainsi mal répondre à l’objectif central de compensation. Ils sur-compenseraient les trimestres de retraite perdus en raison des interruptions ou réduction d’activité pour s’occuper des enfants (on renvoie à la section précédente qui met en évidence la convergence des durées validées moyennes des femmes et des hommes, hors MDA), mais sous-compenseraient, à l’inverse, les pertes de salaire associées, que ce soit en lien avec les passages à temps partiel ou des moindres progressions de carrière. On peut même observer des cas dans lesquels, malgré la présence d’enfants et un effet sur la carrière, la mère ne bénéficie d’aucun de ces deux droits alors même que les enfants ont eu un effet sur sa carrière. Considérons par exemple une mère, salariée du privé, avec une carrière continue et suffisamment longue pour bénéficier d’un départ anticipé pour carrière longue, mais des passages à temps partiel pour s’occuper des enfants : elle ne bénéficierait ni de la MDA (la possibilité de partir à la retraite à taux plein est atteinte sans), ni de l’AVPF (on suppose que le report de salaire à temps partiel est supérieur au SMIC), quand bien même les périodes de temps partiel pourraient avoir un impact négatif sur le montant de retraite (via l’absence de validation de droits dans les régimes complémentaires ou l’impact sur le calcul du salaire de référence dans le régime de base). On peut aussi prendre l’exemple d’une mère qui reste à temps plein mais qui serait amenée à prendre un emploi moins rémunéré mais facilitant l’articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle. La baisse de rémunération associée à ce changement en lien avec les enfants n’est, avec les règles actuelles, en aucune manière compensée par les droits familiaux.
Réformer les droits familiaux suppose de trancher d’abord des questions de fond
Comme c’est souvent le cas en matière de retraite en France, la difficulté à envisager des réformes des droits familiaux tient pour beaucoup à la juxtaposition des finalités visées, parfois contradictoires entre elles, et au fait que les objectifs généraux n’ont pas été suffisamment bien définis pour arbitrer entre ces contradictions et donner une cohérence d’ensemble au dispositif. Outre la dualité déjà évoquée entre un objectif nataliste et un objectif de compensation de l’effet des enfants sur les carrières, on pourrait aussi citer l’ambiguïté restante concernant la finalité précise des droits familiaux créés au début des années 1970, entre une finalité pleinement assurantielle (compenser l’impact des enfants sur la carrière, quels que soient le niveau de rémunération et le profil de carrière) et une finalité plus redistributive (chercher à augmenter davantage les retraites des femmes à carrière incomplète, qui représentaient le gros des petites retraites). Les réformes successives et la complexité du système de retraite ont en outre ajouté d’autres finalités, qui sont maintenant rentrées dans les esprits même si elles n’ont jamais vraiment été discutées, ni donc pleinement assumées : c’est le cas par exemple de la possibilité de partir à la retraite au taux plein un peu plus tôt, offerte par la MDA à certaines femmes qui n’ont pas interrompu leur carrière.
Avant d’imaginer des modifications des droits familiaux et d’entrer dans les précisions techniques, il nous paraît donc indispensable qu’un débat public ait lieu pour discuter et clarifier quatre choix principaux.
L’objectif « nataliste » doit-il toujours être poursuivi ? (en le reformulant comme un objectif d’environnement favorable aux familles)
Si l’objectif de compensation des effets de l’enfant sur la carrière est largement accepté, l’objectif « nataliste » prête plus régulièrement à débat. Ce n’est pas l’objet du billet de se prononcer mais si cet objectif est également retenu, il serait pertinent a minima de clarifier quels dispositifs et quels financements se rapportent à chaque finalité. Il conviendrait alors de clarifier la part de la dépense globale qui va à l’objectif nataliste (on conserve ici ce qualificatif par simplicité même si, comme on l’a déjà signalé, il serait davantage pertinent de le présenter comme un objectif « d’environnement favorable pour les familles nombreuses »), en particulier au regard de la part importante que représente aujourd’hui la majoration de pensions dans la masse des droits familiaux. Concrètement, l’enjeu serait de déterminer si les majorations de pensions pour 3 enfants et plus doivent continuer à représenter la même part des dépenses totales de retraite qu’aujourd’hui, ou si ces majorations devraient être réduites pour affecter une partie des dépenses associées (et, dans ce cas, dans quelle proportion ?) à une meilleure compensation des effets sur la carrière.
Le fait d’avoir eu des enfants doit-il permettre de partir plus tôt à la retraite ? Et si oui, quelle justification donner à cela ?
Initialement, ce qui était visé avec la MDA était d’éviter que certaines femmes dussent partir plus tard du fait d’interruptions de carrière liées aux enfants, mais pas forcément que celles qui ont eu des carrières sans interruption puissent partir plus tôt. Cette possibilité est actuellement une des conséquences des MDA, mais elle est en réalité fortuite. Elle découle du fait qu’on a d’abord créé en 1971 des MDA non conditionnées à une interruption d’activité, PUIS qu’on a permis, dans le cadre des réformes de 1977 puis de 1983, de partir à la retraite plus tôt grâce à la durée validée. Par ailleurs, c’est un avantage qui n’est pas de l’ordre de la compensation d’un préjudice de carrière, car il n’est pas conditionné à une moindre validation de trimestres du fait d’une interruption. Il conviendrait donc de préciser si l’on vise une compensation d’une autre nature (un impact des enfants qui ne passerait pas par des interruptions de carrière) ou s’il s’agit d’un avantage de nature rétributive, qui cherche simplement à récompenser le fait d’avoir élevé des enfants.
Il est parfois évoqué que les mères qui ont articulé de front charges parentale et professionnelle ont eu des doubles journées et qu’il serait, pour cela, « juste » qu’elles puissent partir plus tôt. Là encore, il conviendrait toutefois de préciser à quelle notion de justice l’argument fait référence. Il pourrait correspondre à une vision des enfants comme un facteur de “pénibilité” de l’activité professionnelle lorsque cette dernière est menée de front avec l’éducation. Mais il faudrait alors, pour justifier le dispositif, vérifier que, comme pour les autres dispositifs d’anticipation du départ à la retraite liée à la pénibilité, le fait d’avoir eu des enfants a pour conséquence des problèmes d’incapacité accrus à long terme ou une moindre espérance de vie. Or, les quelques travaux disponibles indiquent qu’avoir eu des enfants n’est pas associé à une durée de vie plus courte. En outre, la vision de la MDA comme un dispositif de pénibilité lié aux enfants poserait question au regard de la comparaison avec le dispositif de pénibilité lié au travail, dans la mesure où le premier semblerait permettre des possibilités d’anticipation du départ à la retraite potentiellement plus fortes que le second. L’argument de la « double journée » pourrait, sinon, également être lu de façon rétributive, si l’on juge souhaitable qu’une mère qui a continué de travailler pendant les années d’éducation de ses enfants soit récompensée par le bénéfice, plus tard dans sa carrière, de quelques années supplémentaires hors de l’emploi tout en bénéficiant de revenus financés de façon socialisée. L’idée serait ici que la maternité et l’éducation des enfants devraient systématiquement donner lieu à des possibilités de congés : s’ils ne sont pas pris au moment de la naissance ou des jeunes années des enfants, ils devraient pouvoir être reportés à la fin de la carrière. Cette vision pose également de nombreuses questions : pourquoi ces « congés liés aux enfants » différés seraient-ils rattachés au système de retraite, plutôt qu’à la branche famille ? Comment justifier que ces années ne soient pas les mêmes pour toutes les mères, mais varient à l’inverse fortement selon les carrières, comme c’est le cas aujourd’hui du fait des interactions entre la MDA et les règles d’âge et de durée pour la retraite ? Comment justifier aussi qu’elles donnent lieu à un revenu de remplacement (la pension de retraite) potentiellement plus élevé que celui octroyé lorsque les congés sont pris pendant les jeunes âges des enfants ? Resterait enfin une justification par l’optique « nataliste », qui soulèverait toutefois également la question des inégalités entre mères liées à l’interaction de la MDA avec les autres règles, ainsi que celle de la restriction aux seules mères (en excluant les pères).
La question discutée ici est de première importance pour orienter une éventuelle réforme du dispositif actuel de MDA. Si l’objectif de permettre un départ anticipé au titre des enfants est assumé et confirmé, le dispositif devrait être revu pour le rendre effectif pour toutes les mères, et non dépendant de son interaction avec les règles d’âges légaux. Si, à l’inverse, l’anticipation du départ à la retraite n’est pas vu comme une finalité des droits familiaux, les modalités de la MDA devraient être revues afin de la recentrer sur la seule compensation des trimestres « manquants » du fait des interruptions de carrière liées aux enfants.
Souhaite-t-on compenser les impacts des enfants sur la carrière pendant les seules années d’éducation, ou également sur la carrière à plus long terme ?
Les effets des enfants sur les carrières sont divers. Certains des effets sont a priori plus facilement détectables : par exemple, une interruption d’activité ou un passage à temps partiel juste après la naissance, qui ne durent que quelques années. Mais d’autres sont moins directement visibles, et ont pourtant également des effets sur l’accumulation de droits à retraite : moindre progression de carrière (en particulier pour les femmes restant à temps complet) résultant par exemple d’une absence de promotions, du choix de certains types d’activité facilitant l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle (flexibilité des horaires, proximité du lieu de travail,…) au prix de moindres rémunérations. L’effet des enfants peut ainsi se répercuter sur l’intégralité de la trajectoire de carrière. La possibilité de prendre en compte ces effets plus diffus est une question compliquée car elle renvoie à la capacité à estimer l’impact causal des enfants sur la carrière salariale à moyen et long terme et à la part subie ou choisie de cet impact.
Il faut alors s’accorder sur ce que l’on cherche à compenser. On pourrait faire le parallèle avec les autres accidents de carrière pris en compte par le système de retraite mais les situations sont diverses. Le chômage par exemple, n’est compensé que de manière transitoire mais pas à très long terme : le système de retraite prévoit une validation de droits au titre des périodes de chômage indemnisé et de quelques trimestres de chômage non-indemnisé, mais il ne couvre pas, en règle générale, les situations de chômage de longue, voire très longue durée. Le système ne prévoit en outre aucune prise en compte du fait que les périodes de chômage peuvent affecter la suite de la carrière salariale, par exemple par des salaires durablement plus faibles après la reprise d’emploi. À l’inverse, l’invalidité prévoit une prise en compte des impacts à plus long terme, dans la mesure où elle permet de valider des trimestres jusqu’au moment de pouvoir partir à la retraite à taux plein, quelle que soit la durée de la période d’invalidité.
La problématique doit également être appréciée au regard des éventuels effets désincitatifs au travail des droits familiaux de retraite – sachant qu’il serait nécessaire de réaliser davantage de travaux empiriques pour mettre en évidence l’existence ou non de tels effets et les quantifier. Ces effets d’incitation sont souvent vus comme des arguments pour limiter le nombre d’années couvertes par les droits familiaux de retraite, en les concentrant sur les seules jeunes années des enfants.
En pratique, la question de savoir si on cherche à compenser les impacts des enfants sur les seules premières années ou à plus long terme peut orienter les instruments mobilisés. Dans le premier cas, des valorisations de droits ciblées (validations de trimestres ou de points, salaires portés au compte ciblés sur les premières années des enfants) pourraient suffire ; dans le second, la possibilité de ciblage est moins évidente, et d’autres types d’instruments (majorations de pension notamment) pourraient, en complément des premiers, s’avérer plus efficaces.
Faut-il chercher à compenser l’impact des enfants sur la carrière de façon similaire à tous les niveaux de rémunérations, ou ne le faire qu’en dessous d’un certain niveau de rémunération ?
En théorie, l’éducation des enfants peut avoir un impact sur les carrières à tout niveau de rémunération, y compris les plus élevés : ce serait le cas par exemple d’une mère cadre supérieure qui, tout en conservant un salaire élevé, aurait vu sa progression de carrière ralentie parce qu’elle aurait renoncé à prendre des postes à niveau de responsabilité encore plus important. Dans une perspective pleinement assurantielle, un tel impact devrait être compensé au même titre qu’une interruption de carrière ou un passage à temps partiel d’une mère à plus bas salaire : selon cette optique, seul doit compter l’effet causal des enfants, et pas le niveau initial de rémunération auquel cet effet s’applique.
Outre le fait qu’un tel impact causal est, en pratique, nettement plus difficile à détecter, et donc à contrebalancer par un dispositif de retraite, une telle compensation « pleinement assurantielle » pourrait avoir pour effet de bénéficier davantage, en termes de montants de dépenses publiques, aux mères dont les pensions sont déjà les plus élevées. Une autre optique pourrait donc consister à donner également à la compensation de l’effet des enfants une visée de redistribution verticale, en assumant de compenser davantage cet effet pour les mères à plus basses rémunérations. Le choix entre les deux optiques est de nature politique et s’inscrit, plus largement, dans l’équilibre trouvé entre les visées contributives, assurantielles et redistributives sous-jacentes à l’ensemble des règles de retraite. De façon concrète, il pourrait orienter les choix vers des dispositifs ne considérant que la part (et les éventuelles baisses) des salaires en dessous du plafond de sécurité sociale, ou à l’inverse des dispositifs traitant de façon identique les rémunérations au-dessus et en dessous de ce plafond.
Quelles perspectives de réforme pour les droits familiaux ?
Les pistes de réforme ne pourront véritablement être clarifiées qu’une fois qu’on se sera accordé sur les objectifs et les grands principes de leur mise en œuvre, en répondant notamment aux quatre questions de fond posées dans la section précédente. Cependant, afin d’illustrer ces réflexions de façon un peu plus concrète, on décrit ci-après, pour finir, un schéma possible d’évolution s’orientant vers trois dispositifs de droits familiaux, dont les modalités et le dimensionnement seraient précisés en fonction des réponses données à ces « questions de fond ».
Si l’on souhaite poursuivre un objectif « nataliste » dans le système de retraite, le maintien d’une majoration de pension octroyée aux deux parents peut être défendu. Comme on l’a déjà suggéré, il serait cependant préférable alors d’expliciter la masse des dépenses publiques consacrée à cet objectif (et donc à la majoration octroyée aux deux parents) afin de la distinguer de celle consacrée à la compensation des effets des enfants sur la carrière – ce qui pourrait conduire éventuellement à revoir le montant actuel de majoration, selon le partage visé entre les deux objectifs. Les modalités de financement pourraient en effet être différentes : on pourrait imaginer par exemple que les dispositifs à visée nataliste soient financés, de façon interne, par la solidarité entre cotisants (puisque cet objectif vise justement à augmenter le nombre de cotisants pour que le financement des retraites soit partagé entre davantage de personnes) tandis que les dispositifs de compensation recevraient des financements externes. On peut également s’interroger sur les modalités du dispositif. Les modalités actuelles ont en effet été mises en œuvre il y a longtemps et pourraient être repensées. Maintient-on la majoration pour trois enfants et plus, la part de ces dernières ayant connu une baisse régulière au profit des familles d’un ou deux enfants ? On peut ensuite discuter son caractère proportionnel (tel qu’il est actuellement) ou un caractère forfaitaire (par analogie avec les prestations familiales), ainsi que le taux de majoration.
Afin de poursuivre l’objectif de compensation des effets des enfants sur la carrière, deux dispositifs pourraient être pertinents au vu des développements précédents :
Pour mieux tenir compte de l’impact des enfants à court terme, c’est-à-dire l’impact sur la carrière pendant les premières années des enfants, le plus efficace nous semble être de renforcer et d’étendre les modalités actuelles de l’AVPF en cas d’interruption, de réduction d’activité (passage à temps partiel), mais aussi de réduction du salaire sans passage à temps partiel (qui peut résulter d’un changement d’emploi ou de poste rendu nécessaire par les impératifs de conciliation avec la vie familiale). Ce renforcement pourrait notamment aller dans trois directions : une extension et une simplification des conditions d’accès (pour en faire un dispositif lié simplement au fait d’éduquer des enfants, donc sans condition de ressources ou d’activité antérieure et sans condition de bénéfice de prestations familiales), une validation de droits également dans les régimes complémentaires en points (la cotisation dans ces régimes étant prise en charge par les pouvoirs publics, en proportion du salaire porté au compte au titre de l’AVPF), et un salaire porté au compte qui tiendrait davantage compte du profil de carrière de chaque bénéficiaire et qui pourrait aller au-delà du SMIC (en tenant compte par exemple du salaire précédent, si une baisse importante du niveau moyen de rémunération est constatée par rapport à celui des années précédant la naissance). Les modalités de mise en œuvre plus précises, dont le détail dépasse largement le champ de ce billet de blog, resteraient bien sûr à définir : quel serait le niveau de salaire reporté au compte (le salaire antérieur ou un pourcentage de ce dernier ? avec un plafond ?) ; la durée pendant laquelle on opère ce report (courte, jusqu’aux trois ans de l’enfant, plus longue ?) ; enfin l’éventuel ciblage des bénéficiaires (au choix des parents, selon des modalités analogues à l’actuelle majoration de durée d’assurance pour enfants au régime général ? pour le parent dont les rémunérations sont les plus basses ? pour le ou éventuellement les deux parents dès lors qu’une baisse des rémunérations est constatée par rapport au salaire avant la naissance ? etc.) Soulignons une précision importante concernant la simplification des conditions d’accès à « l’AVPF renforcée » esquissée ici. Comme on l’a déjà signalé, l’esprit des droits familiaux est en théorie de compenser les impacts des enfants sur les carrières qui sont subis, et non ceux qui auraient été choisis. Une telle distinction philosophique entre choix « contraints » ou « libres » est cependant très difficile à réaliser en pratique, et la proposition qui est formulée ici prend donc pour hypothèse que toutes les interruptions d’activité ou moindres revenus d’activité observés après la naissance des enfants sont par nature subis. Le ciblage sur les jeunes années des enfants peut être vu comme un moyen de conforter cette hypothèse, dans la mesure où c’est pendant ces jeunes années que les contraintes (notamment liées aux modes d’accueil) sont les plus prégnantes.
Une telle extension de l’AVPF ferait que le dispositif suffirait, à lui seul, pour corriger les impacts des enfants à la fois sur les salaires portés au compte et ceux sur les durées validées. Elle poserait donc la question de son articulation avec les MDA, dans leurs modalités actuelles. Cette question est bien sûr étroitement liée à la question de fond, soulevée dans la section précédente, sur le fait que les enfants doivent ou non donner droit à partir un peu plus tôt à la retraite. Répondre par la négative pourrait conduire à supprimer les MDA actuelles, ce qui permettrait de simplifier le dispositif en le recentrant sur la seule AVPF renforcée, tout en finançant l’extension de l’AVPF par la réorientation des dépenses actuellement consacrées aux MDA. Dans le cas contraire, les MDA devraient être recentrées sur l’objectif d’anticipation du départ, ce qui pourrait conduire à revoir leurs modalités de façon à ce que toutes les mères aient les mêmes possibilités d’anticipation – par exemple en rapprochant leurs modalités de celles du dispositif de pénibilité créé par la réforme des retraites de 2014. Dans ce cas, une discussion serait nécessaire sur le partage des dépenses actuellement consacrées aux MDA entre le financement de ces possibilités d’anticipation et celui de l’extension de l’AVPF – le maintien d’un objectif d’anticipation du départ réduisant de fait les marges budgétaires disponibles pour l’extension de l’AVPF, dans le cas d’une réforme qui serait menée à enveloppe budgétaire constante.
Il reste enfin la limite liée au fait que l’AVPF, et donc son éventuelle extension ciblent avant tout, dans leur philosophie, les années pendant lesquelles les enfants sont les plus jeunes, car il apparaît difficilement justifiable de prolonger le dispositif jusqu’à la fin de carrière, y compris après le départ des enfants du domicile parental. Comme on l’a déjà discuté, ceux-ci peuvent toutefois avoir un impact plus diffus sur les carrières des parents, jusqu’à la fin de celle-ci. Si l’on souhaite que le système de retraite cherche à atténuer également ces impacts « diffus » sur les deuxièmes parties de carrière, il pourrait donc être envisagé, en complément d’une extension de l’AVPF, une majoration de pension (proportionnelle ou forfaitaire) pour prendre en compte les effets de long terme qui ne seraient pas observables sous forme d’une réduction ou interruption d’activité. Contrairement à la majoration de pension visant un objectif « nataliste », octroyée naturellement aux deux parents de façon inconditionnelle, cette majoration devrait être ciblée sur les parents dont la carrière a été impactée par l’éducation des enfants. Sa mise en œuvre renverrait donc à la définition d’une condition d’accès identique à celle de l’AVPF étendue (par exemple : au choix des parents comme pour les MDA actuelles, pour le parent dont les rémunérations sont les plus faibles, ou encore sous condition d’une diminution constatée du niveau de rémunération par rapport aux années précédant la naissance).
Article L161-17 A : « Le système de retraite par répartition poursuit les objectifs de maintien d’un niveau de vie satisfaisant des retraités […], et de réduction des écarts de pension entre les hommes et les femmes ». ↩︎
Un des objectifs de la loi est que « Les assurés bénéficient d’un traitement équitable au regard de la durée de la retraite comme du montant de leur pension, quels que soient leur sexe, […] »↩︎