Mieux prendre en compte les personnes défavorisées dans les règles de retraite : quelles pistes pourrait-on envisager ?
Ce billet a été initialement publié sur le blog de l’Institut des politiques publiques (IPP). Il est ici reproduit à l’identique. Il résume une contribution aux réflexions du conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE).
Résumé : La situation des personnes les plus précaires est souvent évoquée dans les débats sur les retraites, mais, paradoxalement, les règles sont rarement pensées au regard des spécificités de leurs carrières. Un aspect est absolument central pour caractériser celles-ci : elles sont généralement courtes, voire très courtes – dans tous les cas d’une durée bien inférieure à la durée légale requise. Adapter les règles de retraite à ces carrières, c’est donc avant tout penser l’effet de ces règles sur les carrières incomplètes. Or les réformes des retraites successives, depuis près de 50 ans, ont plutôt eu pour effet d’avantager les personnes à carrière complète, parfois au-delà de ce qu’impose la stricte contributivité du système. Pour améliorer la prise en compte des assurés à carrière incomplète, les règles de retraite devraient être adaptées dans chacun des 3 éléments de calcul des pensions : le prorata de la durée de carrière pris en compte, le calcul du salaire de référence, et les conditions d’obtention du taux plein.
Les débats qui accompagnent les réformes des retraites en France – et celui qui a eu lieu à l’occasion de la loi votée en 2023 ne fait pas exception – font souvent émerger un paradoxe. La situation des personnes les plus défavorisées est fréquemment évoquée, pour promouvoir notamment certaines avancées de la réforme ou à l’inverse pour en critiquer les aspects les plus délétères. Malgré cette mise en exergue, cependant, les mesures ou les revendications concrètes qui en sont ensuite tirées sont généralement pensées pour des profils de carrières qui concernent finalement assez peu ces personnes.
La problématique de la prise en compte dans les règles de retraite des personnes les plus défavorisées paraît ainsi prendre une place beaucoup plus grande dans la discussion publique générale qu’elle ne le prend dans la réflexion technique concrète sur les évolutions de ces règles. À la demande du président du conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), j’ai donc rédigé une note qui vise à alimenter cette réflexion technique, en présentant des éléments de constat sur la façon actuelle dont le système de retraite français prend (plus ou moins bien) en compte la réalité des carrières des personnes les plus défavorisées et en discutant quelques pistes d’évolution envisageables pour l’améliorer concrètement. Ces réflexions se veulent une introduction au débat. Ce billet de blog en résume les principaux points saillants, la note complète étant téléchargeable ici.
Les « personnes défavorisées » du point de vue des retraites : de qui parle-t-on ?
Précisons au préalable deux choses. Premièrement, la problématique porte en soi une part de paradoxe. On attend en effet souvent beaucoup du système de retraite pour réduire le risque de pauvreté des personnes âgées, et la forte réduction de cette pauvreté depuis les années 1950 est justement souvent mise en avant comme l’un de ses plus grands succès historiques (le taux de pauvreté monétaire des ménages de retraités est passé d’environ un tiers en 1970, soit 15 points de plus que l’ensemble de la population, à environ 9 % au cours des années 2010, soit 5 points de moins que l’ensemble). Mais ce système n’est en réalité pas, en premier lieu, un outil de lutte contre la pauvreté. Le système de retraite français est en effet, fondamentalement, un système contributif dont l’objectif est, selon la Loi, de verser des pensions « en rapport avec les revenus qu[e les assurés] ont tirés de leur activité ». Il conduit ainsi principalement à reproduire, au moment de la retraite, les inégalités de revenus observées au cours de la vie active – les personnes ayant eu les revenus d’activité les plus élevés ou ayant travaillé le plus longtemps percevant des pensions plus élevées tandis que les personnes à bas salaire ou dont la carrière a été souvent interrompue perçoivent, par construction, une pension plus basse.
Si le système de retraite peut jouer un rôle de réduction des inégalités de revenus et de lutte contre la pauvreté, c’est parce qu’il n’est pas strictement contributif, et qu’il prévoit des mécanismes de compensation de certaines périodes de non-emploi involontaire ou de bas salaires. Cependant, là encore, les effets de ces mécanismes ne sont pas toujours univoques : certains dispositifs permettent effectivement de rehausser le niveau de pension des personnes les plus défavorisées, mais d’autres mécanismes vont à l’inverse amplifier les inégalités, en bénéficiant avant tout aux assurés ayant le plus contribué – et ce parfois au-delà de ce qu’impose la stricte contributivité.
Deuxièmement, définir la population dont on discute ici n’est pas évident. Il est habituel de définir les personnes défavorisées par le fait qu’elles perçoivent, à un moment donné, des revenus inférieurs à un certain seuil. En matière de retraite, une difficulté supplémentaire est toutefois liée au caractère intertemporel du dispositif. Quels revenus faut-il prendre en compte pour apprécier leur caractère modeste : ceux en cours de carrière ? Ceux au moment de la retraite ? L’ensemble de ces revenus ? etc. Il s’agit d’une question conceptuelle complexe, mais qu’il n’est fort heureusement pas nécessaire de trancher pour pouvoir raisonner sur l’effet des règles de retraite sur les « personnes défavorisées », car les diverses définitions envisageables conduisent à des conclusions similaires. La caractéristique la plus saillante, du point de vue de la problématique de retraite, est avant tout que ces personnes ont généralement eu des carrières dites « incomplètes », c’est-à-dire un nombre de trimestres validés inférieur à la durée légale requise pour disposer d’une retraite pleine. Chercher les moyens d’améliorer leur prise en compte dans les règles de retraite revient donc pour l’essentiel à raisonner sur les conséquences de ces règles lorsqu’elles s’appliquent à des carrières courtes, voire très courtes.
Au régime général, ces règles consistent à calculer la pension de retraite comme le produit de trois facteurs :
- un prorata de durée, qui exprime le fait que la pension est proportionnelle à la durée de carrière (mesurée non pas par le nombre des trimestres validés pour la retraite dans l’absolu, mais comme un pourcentage d’une durée légale définissant la norme de « carrière complète »),
- un salaire de référence, qui peut être éventuellement rehaussé par l’application du minimum contributif, et
- un taux de retraite, qui module le montant selon l’âge et les circonstances de départ à la retraite, autour d’une référence appelée « taux plein ».
Dans la suite de ce billet, nous examinons ces trois facteurs successivement, en commençant – puisque c’est avant tout leur courte durée de carrière qui caractérise les personnes les plus défavorisées – par le prorata de durée.
Le calcul du salaire de référence : un mécanisme jugé protecteur qui désavantage en réalité les plus précaires
Le salaire de référence au régime général n’est pas égal au salaire moyen sur l’ensemble de la carrière, mais à la moyenne sur une sous-partie seulement de celle-ci, correspondant aux « 25 meilleures années ». Ce dispositif est généralement vu comme protecteur pour les assurés, mais ce n’est en réalité pas forcément le cas pour ceux dont la carrière est courte et ponctuée de nombreuses périodes de non-emploi.
Une première raison tient au mode de calcul dit « annualisé » du salaire de référence. Par exemple, pour une personne payée au SMIC qui a perdu son emploi et qui a eu plusieurs mois de chômage sur l’année, le montant pris en compte au titre de cette année pour le calcul du salaire de référence n’est pas la rémunération effective pendant la période travaillée (soit le SMIC) mais une fraction de celle-ci, car le revenu total perçu sur l’année est rapporté à une base de 12 mois. Le « salaire moyen des 25 meilleures années » inclut ainsi dans son calcul des périodes de non-emploi, comptabilisées avec un niveau de salaire égal à 0. Dans son rapport de janvier 2013, le Conseil d’orientation des retraites avait même montré que ce calcul annualisé du salaire de référence pouvait, dans certains cas, conduire à ce que le fait de travailler davantage diminue le montant de la pension, par rapport à une personne qui, à carrière sinon identique, aurait travaillé quelques mois de moins. Pour corriger ce dernier effet, le salaire de référence devrait être calculé en ne comptabilisant au dénominateur du salaire moyen que des trimestres qui sont effectivement comptabilisés dans la durée validée pour la retraite. Concrètement, cela signifie calculer le salaire moyen des meilleures années non pas sur une base annualisée (c’est-à-dire en rapportant la somme des revenus du travail des meilleures années au nombre de ces meilleures années) mais sur une base trimestrialisée (en rapportant la somme des revenus du travail au nombre total de trimestres effectivement validés au cours des « meilleures » années qui ont été retenues).
La seconde raison est que le calcul sur les 25 meilleures années ne joue effectivement son rôle de « filtre » permettant d’écarter les moins bonnes années que si la carrière est suffisamment longue pour compter au moins 25 ans – alors même que la réalité de la précarité dans l’emploi fait justement que les carrières précaires dans lesquelles les « mauvaises années » sont les plus nombreuses ont plus souvent une durée courte. Du point de vue des personnes les plus défavorisées, deux évolutions s’avéreraient a priori plus favorables (la seconde conduisant en outre, vraisemblablement, une partie d’entre elles à ne plus devoir dépendre du minimum contributif) : soit un calcul du salaire de référence sur l’ensemble de la carrière associé à un relèvement du taux de retraite ; soit un calcul sur un nombre de meilleures d’années défini non pas dans l’absolu mais en tenant compte de la durée de la carrière (par exemple la moitié ou les deux-tiers des meilleures années de la carrière).
Âges d’obtention du taux plein et de départ à la retraite : un système à réinterroger dans son ensemble
Du fait de leur carrières très souvent incomplètes, les personnes les plus défavorisées sont fortement désavantagées par les règles actuelles de départ à la retraite, puisque celles-ci visent justement à octroyer le taux plein d’autant plus tôt que l’assuré a validé une carrière complète tôt. Les retraités dont la pension est la plus faible ont atteint le taux plein et ont donc liquidé leurs droits à un âge plus élevé, en moyenne, que toutes les autres catégories de retraités, y compris les plus aisées, comme l’illustre le graphique suivant pour la génération née en 1950 – c’est-à-dire la dernière génération ayant bénéficié de la “retraite à 60 ans”.
En pratique, les assurés à plus faible pension ne bénéficient généralement du taux plein dès l’âge minimal que s’ils sont reconnus invalides ou inaptes au travail. Si ce n’est pas le cas, ils doivent généralement atteindre l’âge d’annulation de la décote (65 ans jusqu’à la génération née en 1950, 67 ans depuis la réforme de 2010) pour bénéficier du taux plein.
Cette situation n’est pas liée aux dernières réformes : elle constitue plutôt une caractéristique de long terme du système de retraite français. Parmi pratiquement toutes les générations, l’âge moyen de départ à la retraite des 20 % de retraités à plus basse pension apparaît plus élevé que celui des retraités à pension plus élevée. Ces inégalités ne sont pas non plus la conséquence naturelle du caractère contributif du système de retraite français, cette contributivité étant déjà prise en compte par le calcul du montant au prorata de la durée de carrière. Elles traduisent plutôt l’impact « collatéral », particulièrement négatif pour les personnes les plus défavorisées, de réformes qui ont cherché à réduire les inégalités sociales en raisonnant à partir de profils types d’assurés sociaux ayant eu des carrières continues et complètes, tout en « oubliant » les situations, en pratique loin d’être négligeables, des personnes qui n’ont pas pu avoir une carrière sans interruption.
Ces inégalités peuvent être vues en termes d’âge et de durée de retraite (les personnes défavorisées ayant souvent une durée de retraite plus courte du fait de leur départ à la retraite plus tardif). Elles peuvent également être vues en termes de montant de retraite, puisque, à âge de départ à la retraite donné, une année de carrière est moins valorisée en cas de carrière incomplète : soit par l’application de la décote, si la personne est partie avant le taux plein, soit par la non-application d’une surcote, si la personne est partie après l’âge minimal, mais tout juste au taux plein.
Comment pourraient-elles être corrigées, ou a minima atténuées ? D’une certaine façon, le problème pourrait être vu comme similaire à celui du prorata de carrière : si on améliore la durée validée des assurés les plus précaires en élargissant le champ des trimestres comptabilisés, on fera aussi qu’une plus grande partie d’entre eux atteindront la durée requise pour le taux plein plus jeunes, et pourront donc partir à la retraite plus tôt. Cette réponse n’est toutefois que partielle, car un tel élargissement serait loin de garantir que toutes les personnes défavorisées auront des durées validées de longueur comparable à celles des personnes moins précaires. Plus fondamentalement, le caractère fortement antiredistributif des modalités déterminant l’âge de départ dans le système français devrait donc interroger sur le bien-fondé même de ces modalités, et notamment de la place importante donnée au critère de durée pour déterminer la possibilité de partir avec le taux plein.
Comment rehausser le prorata de durée de carrière lorsque cette carrière est courte ?
Il n’existe pas de pension minimale dans les régimes de retraite de base français, et cela tient au fait qu’aucun dispositif ne garantit un niveau minimal pour le prorata de durée de carrière. L’appellation du « minimum contributif » est en effet trompeuse, car ce dispositif n’assure pas un niveau minimal de retraite. Il garantit en pratique un niveau minimal pour le salaire de référence, mais il reste calculé au prorata de la durée de carrière. Son montant peut donc être très faible si cette durée est elle-même très courte.
Si aucun dispositif ne garantit un prorata minimal, certains permettent en revanche de rehausser celui-ci. On pourrait donc envisager de les renforcer pour améliorer encore le prorata en cas de carrière précaire. Deux façons, potentiellement complémentaires, consistent à jouer soit sur le numérateur, soit le dénominateur de ce ratio.
Il est déjà, aujourd’hui, possible de valider des trimestres pour la retraite à d’autres titres que l’emploi. C’est le cas pour des périodes de chômage, de maladie, d’invalidité, d’éducation des enfants, et parfois même de perception d’un minimum social (l’allocation de solidarité spécifique, ou ASS). Ce n’est pas le cas en revanche pour les principaux minima en termes d’effectifs que sont le revenu de solidarité active (RSA) et l’allocation adulte handicapé (AAH). Signalons toutefois que l’élargissement des validations de trimestres aux périodes de perception de ces deux prestations nécessiterait une clarification préalable sur les situations de non-emploi dont la retraite a vocation à tenir compte. À l’heure actuelle, la plupart des périodes donnant lieu à validation de trimestres correspondent en effet à une perception de revenus de remplacement qui sont eux-mêmes définis sur une base contributive. Ces validations restent donc globalement cohérentes avec le fondement contributif du système de retraite – ce qui ne serait pas le cas pour les périodes de perception des minima sociaux.
Une deuxième piste pour améliorer le prorata de carrière consisterait à réduire la durée de référence qui sert à le calculer. Cette piste peut sembler étonnante, car elle peut donner l’impression d’aller à rebours de l’allongement régulier de la durée requise, qui a constitué un élément assez central des réformes des retraites des 30 dernières années en France. Mais cela traduit en réalité une ambiguïté sur le rôle de cette durée dans les règles de retraite. La durée de référence pour une carrière complète servait à l’origine uniquement pour le calcul du prorata de pension versée en cas de carrière incomplète. La réforme de 1983 en a cependant modifié la portée, en en faisant une condition permettant de partir à la retraite au taux plein dès 60 ans. Cette durée joue depuis cette date un rôle dual dans le système français : pour certains affiliés à carrière incomplète, elle continue de jouer son rôle « historique » de référence pour la proratisation du montant de retraite versé ; mais pour d’autres, elle devient essentiellement un déterminant de l’âge de départ à la retraite. Or, c’est explicitement dans l’optique de décaler les âges de départ à la retraite que la durée légale a été augmentée à plusieurs reprises au cours des réformes des 30 dernières années, c’est-à-dire exclusivement au regard de son second rôle. C’est donc d’une certaine manière de façon « collatérale » que le prorata de durée des affiliés à carrière incomplète a été réduit au fil de ces réformes, au sens où cela ne traduisait pas une volonté explicite du législateur de diminuer leur pension, mais davantage un effet induit d’une mesure visant l’âge de départ à la retraite d’autres assurés. Réduire la durée de référence utilisée pour la proratisation de la pension n’entrerait donc pas nécessairement en contradiction avec l’intention du législateur de garantir la soutenabilité du système de retraite par un report des âges effectifs de départ, dès lors que cette durée de référence est bien distinguée de la durée requise pour l’obtention du taux plein – c’est d’ailleurs l’optique qui avait été explicitement choisie lors de la réforme des retraites de 1993. Une telle réduction pourrait concerner soit la proratisation des pensions en général, soit la seule proratisation du minimum contributif. Dans ce dernier cas, cela reviendrait à généraliser un calcul qui est déjà en vigueur pour le minimum garanti dans la fonction publique : alors qu’un fonctionnaire né fin 1961 doit avoir validé 42,25 années pour que sa pension de retraite soit servie pleine, 40 années suffisent pour que, le cas échéant, le minimum garanti lui soit servi plein.